PÉRIGNAC : UN MONDE VRAIMENT ÉTRANGE

Mêléüs discuta un long moment avec ses amis les tortues avant de s’entendre avec elles sur l’heure du départ.

- Je serai ici avant l’aube, si cela vous convient.

- Oui, nous y serons également puisqu’il faudra toute la journée et une partie de la nuit avant d’atteindre les côtes du continent.

Notre homme réalisa d’un seul coup les risques d’une telle traversée. En effet, comment saura-t-il y voir lorsqu’il devra marcher sur les tortues après le coucher du soleil? Il n’osait y songer avant son départ. Il retourna à la maison et pour ne pas inquiéter sa campagne, il lui dit en riant :

- C’est incroyable, les tortues ont finalement acceptées de me faire traverser demain matin en m’affirmant que nous serons sur l’autre rive en quelques heures seulement.

- Oui, c’est donc demain que tu vas partir, mon amour? Mais quand prévois-tu revenir?

- J’aimerais te dire que cela prendra quelques jours seulement, mais j’ignore où se trouve cet oeuf magique, sinon qu’il est dans une grotte.

- Si tu ne le trouves pas d’ici quelques mois, tu me promets de revenir bredouille s’il le faut?

- Rassure-toi, mes Maîtres ne m’enverraient pas là-bas dans le but d’en revenir sans cet oeuf. Puis, si ce n’est pas cela que je dois retrouver, je sais que je devrai tout de même accomplir une mission sur ce continent.

- Je te crois, mais j’avoue éprouver quelques craintes à te voir partir.

- Je n’en doute pas. Je te demande de ne pas t’inquiéter outre mesure puisque mes Maîtres de l’invisible ne te laisseront pas sans protection. Puis, tu as Bacchus et Griffin pour te tenir compagnie!

- Oui, disons que nous ne serons pas des plus bavards autour du feu, mais nous ne risquons pas de nous disputer pendant ton absence.

Dame de Vicoque avait préparé un gros baluchon de nourriture et même accroché une énorme dent de brontosaure à celui-ci. Elle jugeait sans doute que celle-ci pouvait servir d’arme dans le cas où son compagnon serait attaqué par un fauve. Notre homme n’en fit aucune remarque même s’il avait envie de lui dire qu’il ne s’armait jamais au cours de ses missions. Il embrassa amoureusement sa compagne pour ensuite lui demander de ne pas l’accompagner jusqu’à la grève.

- Je te comprends, mon Mêléüs, lui dit-elle en lui serrant affectueusement les mains. Tu n’aimerais que je te regarde t’éloigner de l’île.

- Oui, je n’ai vraiment pas le goût de partir et si tu me regarde m’éloigner, cela va me briser le coeur.

Paichel arriva donc sur la grève avant l’aube et dès le lever du jour, les tortues vinrent le rejoindre pour ensuite plonger à l’eau. Notre voyageur sauta sur le dos du premier mammifère en s’exclamant d’une voix craintive :

- Ce sacré auteur me prend sans doute pour un acrobate! S’il voit d’un bon oeil de me faire traverser le jour, je lui conseille de l’ouvrir davantage la nuit prochaine s’il ne veut pas que je me noie. Puis, j’espère qu’il n’a pas prévu l’apparition de requins si je chute à l’eau?

- Regarde où tu mets les pieds, lui dit une tortue qui craignait de se faire marcher sur la tête. Si je te mords le gros orteil, tu sauras pourquoi!

Il fallait voir ce marcheur solitaire sauter habilement de tortue en tortue en tenant son baluchon au-dessus de sa tête pour ne pas le mouiller et pour se protéger des coups de soleil. Comme il fallait s’y attendre, une telle traversée ne pouvait s’accomplir sans quelques avaries. Notre homme avait fait quelques kilomètres en se maintenant tant bien que mal en équilibre, mais un vent imprévu le fit basculer par dessus bord. Paichel réalisa rapidement qu’il venait de plonger dans une eau beaucoup trop chaude pour qu’elle soit naturelle à cet endroit. En effet, il nageait justement au-dessus d’une faille volcanique. Les tortues le réalisèrent si bien, qu’elles pressèrent leur allure sans tenir compte de leur pauvre compagnon. Il se retrouva seul et abandonné au milieu des énormes bulles qui commençaient à se former autour de lui. Décidément, un volcan se préparait à cracher ses premières laves hors de l’eau, mais le destin voulut se servir de cette énorme explosion sous-marine pour propulser notre homme dans les airs, exactement comme s’il s’était trouvé dans la gueule d’un puissant canon d’eau. Paichel se crut même saisi par une tornade qui le cracha ensuite à quelques centaines de mètres seulement des côtes de l’Amérique.

- Sacré-nom-d’un-chien, s’exclama-t-il après avoir atteint la grève en quelques brasses, je dois admettre que c’est un voyage plutôt rapide! Je ne sais pas si l’auteur avait prévu l’éruption de ce volcan?

- Je l’avais prévu, lui répondit une voix , dès que le héros se releva encore secoué. C’est la muse qui m’a inspiré le coup du volcan pour te faire arriver sur le continent avant la nuit.

- Oui, mais j’ai perdu mon baluchon et je suis trempé jusqu’aux os, se contenta de répondre le missionnaire en grelottant.

- Mon but n’est pas de te mortifier par la faim et le froid, mon brave héros. À quelques pas d’ici, tu trouveras ton baluchon, accroché à la branche d’un arbre et un bon gilet de laine pour te réchauffer.

- Mais les gilets de laine n’existaient pas à l’époque des dinosaures, s’empressa de répondre le missionnaire étonné.

- Mais tu n’es pas obligé de le crier sur les toits si je t’ai offert un gilet de laine synthétique, n’est-ce pas? Je te souhaite bonne chance puisque tu en auras besoin dans la suite de tes aventures dans ce monde peuplé de grosses bêtes que je n’aimerais pas avoir dans mon salon.

Le naufragé mangea en continuant de grelotter malgré l’épais gilet qui devait normalement le garder bien au chaud. En réalité, notre ami avait peur de poursuivre sa mission. Qui pouvait lui en vouloir de craindre les affreux cris d’animaux que l’écho des montagnes rendait encore plus sinistres? Fallait-il du courage ou encore de la ténacité pour demeurer tout de même sur cette plage sans désirer se cacher? En réalité, ce missionnaire possédait une foi inébranlable en ses Maîtres de l’invisible et attendait simplement qu’ils lui inspirent le chemin à suivre. C’est sans doute cela qui distingue un missionnaire du simple aventurier puisqu’il laissait les choses se présenter à lui avant d’agir. D’ailleurs, Paichel se calma dès que son coeur lui dit de ne pas s’inquiéter de ces cris affreux. Il se leva et se mit donc en route en laissant la Providence guider ses pas. Son intuition, ou si vous voulez, son odorat spirituel le poussa à se diriger vers l’ouest et d’y rechercher évidemment la falaise qu’il avait vu dans ses rêves.

Au cours des deux premiers jours, l’explorateur ne vit aucun dinosaure dans les environs. Il se fit tout de même attaquer par des libellules géantes et par des oiseaux ayant l’apparence de cerf-volant en forme de losange. Notre homme s’en débarrassa en leur jetant son baluchon encore plein de nourriture. Puis, pour vaincre ses peurs, il sifflota l’air de “ roule, roule, ma boule, ma boule. ” Il faillit d’ailleurs avaler son sifflet en chutant dans une sorte de fosse naturelle où y dormait par malchance un tyrannosaurus rex, sans doute le dinosaure le plus redoutable de cette époque. Il ouvrit sa gueule dentelée pour faire voir ses crocs, dont certains pouvaient peser plusieurs tonnes! L’animal se redressa rapidement pour affronter cette punaise qui venait de troubler son sommeil.

- Je t’en prie, lui cria Paichel en espérant qu’il puisse comprendre son langage, je ne suis pas ton ennemi, mais un homme perdu dans votre monde étrange.

- Un HOMME?, tonna la voix puissante de la bête en colère. Est-ce qu’un homme se mange comme les autres espèces en chair et en os?

- Tout se mange, mais ce n’est pas évident que tu puisses me digérer puisque tu ignores si je suis comestible.

- Alors dis-moi c’est quoi un homme et je te dirai si je peux te dévorer sans peine, lui répondit la grosse bête.

- Tu n’as qu’à me regarder pour le savoir, lui répondit Paichel après avoir remarqué que ce monstre était aveugle.

- Je ne peux te voir, mais si tu cherches à fuir, mon odorat saura bien me guider jusqu’à toi.

- Si tu me voyais, s’empressa de répondre l’homme apeuré, tu te dirais en toi-même que ça ne vaut même pas la peine de me comparer au ver de terre. Il te faudrait vraiment posséder un bien faible appétit pour te contenter de ma personne. Cela serait surtout indigne de toi d’ouvrir ta gueule impressionnante pour saisir finalement un si petit morceau de viande!

- C’est ça un homme?

- Oui, je suis tout petit, maigre et sans goût. Par contre, j’ai de très bons yeux pour admirer devant moi un être vraiment grand, fort, impressionnant et digne de mon admiration.

- C’est de moi que tu parles?, lui demanda le monstre.

- Oui, les gens de ma race diront un jour que j’ai rencontré la bête la plus puissante de la Terre. Évidemment si tu me manges, il n’y aura pas d’hommes pour t’admirer puisque je suis le premier spécimen de cette race.

Paichel flattait ce monstre pour l’apprivoiser, car voyez-vous, tous les tyrans sont sensibles aux flatteries.

- Je n’ai pas faim et donc, je vais attendre pour te dévorer. Si tu as de bons yeux, il se peut que j’aie besoin de toi pour un certain temps. Autrefois, je voyais parfaitement mais l’un de mes adversaires m’a crevé les yeux au moment où je m’y attendais le moins. À présent, je dois m’abstenir de m’aventurer dans la plaine où mes ennemis pourraient me vaincre facilement.

- Pas si tu vois autour de toi, lui dit Mêléüs sans hésiter. Si tes ennemis s’imaginent que tu peux encore les voir, crois-tu qu’ils fuiront à ton approche?

- C’est un fait certain que s’ils me croient encore en mesure de les voir, qu’ils fuiront mon territoire de chasse plutôt que de devoir m’affronter de nouveau après ce qu’ils m’ont fait. Ils connaissent trop bien ma férocité pour croire que je puisse les laisser m’échapper une seconde fois.

- Donc, si je comprends bien, ils se sentent braves depuis qu’ils te croient aveugle?

- Mais je le suis, n’est-ce pas?, lui répondit la bête.

- Il faut que tu retournes dans la plaine et je te dirai où sont tes ennemis. Je t’indiquerai également s’il y a des obstacles devant toi, de sorte que ceux qui te verront les contourner sans difficultés, croiront que tu as retrouvé la vue.

- Pourquoi tiens-tu à m’aider, alors que je veux te dévorer?

- Justement, si je t’aide à te débarrasser de tes ennemis, je sais que tu refuseras ensuite de me dévorer.

- C’est possible, mais je ne peux te le promettre.

- J’en prends le risque puisque c’est toi le MAÎTRE.

- D’accord, entre dans ma gueule et accroche-toi à l’un de mes crocs. Tu me crieras si je dois tourner la tête dans telle ou telle direction ou si je dois aller d’un côté ou de l’autre. Malheureusement pour toi, si je dois me battre, tu seras facile à avaler.

C’est ainsi que le pauvre homme monta dans la gueule énorme de l’animal et celui-ci sortit de la fosse en faisant un bond prodigieux. Cette bête était fort agile malgré sa taille. Sa démarche ressemblait à celle d’un jeune enfant faisant ses premiers pas. Son énorme queue balayait le sol violemment.

Paichel se sentait vraiment instable dans cette gueule monstrueuse et jamais, croyez-le, il ne souhaitera à quelqu’un d’autre d’en faire l’expérience. Il vit bientôt la plaine où deux étranges bêtes aux allures de rhinocéros à trois cornes broutaient dans des hautes herbes en relevant nerveusement la tête. Ils avaient déjà senti la présence du tyrannosaure et demeuraient donc sur leur garde. Ces triceratops, pour ceux qui s’intéressent au nom scientifique de ces gros herbivores, virent alors leur ennemi contourner plusieurs rochers pour s’élancer ensuite à leur poursuite. Il n’en fallut pas davantage pour qu’ils fuient sans vouloir combattre. Paichel avait fière allure dans la tête de son armée. Le dinosaure obéissait à ses moindres instructions et pour quelques minutes, le petit général se crut le maître de la grosse bête. Mais lorsque les ennemis disparurent rapidement dans la plaine, il a bien fallu que notre héros informe l’animal de sa victoire. Alors, il s’arrêta et accepta de déposer son guide sur le sol.

- Si tu m’as déposé par terre, dois-je en conclure que tu n’as plus l’intention de me dévorer?, lui demanda Paichel d’une voix reconnaissante.

- Je vais te laisser vivre à la condition de demeurer à mon service, lui répondit le monstre profiteur. Si je te laisse partir, comment ferais-je ensuite pour chasser? Tu es mes yeux et donc, je n’ai pas l’intention de m’en passer.

- Et ton odorat, à quoi te sert-il alors?

- Mais à te sentir et à t’attraper si tu décides de me fausser compagnie.

- En voilà de la reconnaissance, gémit le pauvre homme qui voyait sa mission compromise à cause de ce dictateur. C’est ainsi que tu me remercie de t’avoir aidé à redevenir le maître de cette prairie?

- Compte-toi chanceux d’être encore en vie, petit ver humain. J’ai faim et je compte sur toi pour m’indiquer où se trouvent de petits animaux faciles à attraper.

Paichel regarda autour de lui et lui vint alors l’idée de donner une bonne leçon à son nouveau maître. Il le guida vers un tronc d’arbre, peuplé par des millions de fourmis rouges de la taille d’une sauterelle. Il cria au dinosaure de se dépêcher pour attraper une petite bête qui venait à peine de s’introduire dans un tronc d’arbre. Le monstre croqua sans hésiter dans celui-ci et avala des milliers de fourmis carnivores, tandis que des millions d’autres s’attaquèrent à son énorme tête afin de défendre leur colonie. Comme il fallait s’y attendre, notre homme en profita pour fuir cette plaine, tandis que le monstre hurlait de douleur en cherchant à repousser cette armée dévastatrice qui s’attaquait à ses yeux et pénétrait même dans ses oreilles. Le fugitif savait parfaitement que ce dinosaure périrait lentement mais sûrement puisque ces fourmis lui dévoraient son cerveau et tout ce qui se trouvait dans ses entrailles.

Le missionnaire poursuivit sa route sans se retourner et bientôt sa longue marche fut récompensée lorsqu’il vit se dresser au loin les montagnes de ce qui sera un jour appelé : le grand canyon du Colorado. Il comprit que c’était là qu’il devait poursuivre ses recherches. Il va sans dire que la géographie de ce lieu était différente à l’époque des dinosaures. Les canyons comme tels, étaient constitués de hautes galettes rocheuses et de prairies fertiles. Paichel réalisa qu’il avait parcouru des centaines de kilomètres depuis son arrivée sur le continent américain. Il serait vraisemblablement arrivé sur les côtes de la future Los Angeles, après avoir quitté son île. Mais encore là, cela demeure de la pure spéculation du fait que la forme de l’Amérique s’est modifiée au cours des millénaires. Quoi qu’il en soit, c’est au Colorado que se trouvait l’oeuf fantastique de la vie humanoïde. Mais, comme on le sait, ce n’est pas là que le premier homme apparut sur la planète si on se fie aux experts qui situent le berceau de l’humanité en Éthiopie. Tout de même, c’est en Amérique que se trouvait son essence.

Pendant des jours et des jours, l’infatigable missionnaire rechercha une grotte et la trouva finalement, élevée à quelques dix mètres sur les flancs lisses et polis d’un mont arrondi. Il la reconnut sans hésiter puisqu’elle était celle qu’il avait vu dans son rêve. Il ne pouvait y monter avant d’avoir fabriqué une échelle. En effet, les parois étaient trop lisses pour s’amuser à faire de l’alpinisme. Pour comble des malheurs, notre homme possédait une simple dent de brontosaure pour tailler des petits arbres. Dame Aurore de Vicoque ignorait sans doute que ce n’est pas avec une arme qu’on se défend dans la nature, mais avec son ingéniosité. Donc, Paichel laissa tomber son couteau pointu pour chercher des pierres tranchantes. Il se fit une petite hache et entailla un arbre à plusieurs niveaux pour réaliser des sortes de marches primitives. Puis, il coupa l’arbre en s’armant de beaucoup de patience. Une fois son travail terminé, il plaça le piquet sous la crevasse et grimpa sans trop de difficultés.

L’intérieur de la caverne était faiblement éclairée par la lumière du jour, mais suffisamment pour que le missionnaire puisse apercevoir l’oeuf fantastique au fond de celle-ci. Il s’en approcha timidement et s’agenouilla lentement pour l’examiner religieusement. Il ne vit aucun halo lumineux autour de celui-ci, mais son énergie était telle que l’homme se sentait baigner dans un univers d’amour et de paix.

Mêléüs fut sorti de sa méditation lorsque le soleil se coucha à l’horizon en reprenant son bien. La grotte fut plongée dans la noirceur absolue et le missionnaire s’étendit près de l’oeuf pour s’endormir rapidement. Il faut dire qu’il était si fatigué qu’il ronfla rondement ce qui éloigna les quelques oiseaux nocturnes qui avaient l’habitude de visiter cette grotte pour y dévorer leurs proies. Paichel fit-il un rêve ou un songe cette nuit-là qu’on ne pourrait le dire exactement. Il vit une flamme ardente sortir de l’oeuf pour ensuite s’immobiliser au-dessus de celui-ci. Puis, une voix céleste s’adressa à notre missionnaire en lui disant :

- Je suis l’Amour voilé dans le coeur de l’homme et la flamme que tant de malheureux tenteront d’éteindre au cours des âges pour m’empêcher d’éclairer leur conscience. Toi Paichel, toi qui a vécu à travers les époques de cette planète, tu sais bien que l’Amour sera toujours bafoué lorsqu’il vient du COEUR, et glorifié lorsqu’il s’agit de satisfaire ses passions naturelles. On oubliera souvent que l’amour est partout si on sait regarder avec les yeux du coeur. Malheureusement, ce mot déformera si souvent les traits de mon véritable visage que je deviendrai méconnaissable en bien des hommes. On me vénérera dans la pureté et traînera mon nom dans la boue des impureté des sens. On dira que je suis l’amour dans la joie et la bonté, mais je suis également ce cri déchirant qui blesse pour guérir l’âme de ses illusions. Je suis partout dans cet oeuf du premier homme et dans toute sa descendance. Personne ne pourra dire que je ne suis pas vivant en son coeur, à moins qu’il m’étouffe dans son égocentrisme et ses aveuglements. Je suis la flamme originelle de toutes choses et mon nom est Amour. Pourtant, l’homme passera son temps à vouloir me définir autrement et à douter de son essence amoureuse. Ainsi, pour lui, je vais me révéler dans chaque particule de l’univers, dans chaque atome et grain de sable de la Terre. Je serai là dans chaque goutte d’eau et chaque respire de l’existence. Écris mon nom sur le sol afin de t’en rappeler.

- Mais je ne sais pas écrire, gémit le pauvre homme.

- Peu importe, lui dit la vois. Si tu ne peux te servir des lettres, utilise ton imagination en traçant différents traits. L’important est de savoir que ces marques représentent mon nom : AMOUR. Il est inscrit devant toi mais si tu veux me connaître davantage, tu devras décomposer celui-ci en lettres ou en plusieurs signes puisque le mot Amour est l’ensemble de plusieurs choses visibles et invisibles. Puis, si tu désires me trouver, il faudra apprendre à décomposer chaque lettre ou chaque signe en mille morceaux. Tu vois, je suis déjà devenu une abstraction et un indéfinissable puisque tu ne peux lire ce qui se trouve sur de si petits morceaux de moi-même. Alors, comment se fait-il que tant d’hommes se disent en mesure de reconstituer l’une des lettres de mon nom sans tenir compte de celles qui ne font pas leur bonheur? Suis-je si différent d’un humain à l’autre pour qu’on me déchire en milliers de religions et définitions? On ne voit plus mon nom dans une lettre unique même si je me révèle en chacune d’elle. Il faut se servir de la lettre que je donne comme d’un chemin qui mène à la connaissance des autres lettres du mot Amour. Mais puis-je te demander avec quoi tu as écrit mon nom originel?

- Je me suis servi d’un morceau de bois, répondit l’homme sans attendre.

- Tu vois, c’est grâce à lui si tu as été en mesure de dessiner mon nom sur le sable. Il est donc logiquement à l’origine de toute chose même si tu sais fort bien qu’il n’a servi que d’instrument. Tu ne peux cependant lire mon nom sans te rappeler avec quoi tu l’as dessiné. Je suis par conséquent ce bois et les signes qu’il a tracé sur le sol. Si tu brûles cette branche, quelqu’un te dira un jour qu’il m’a découvert en touchant de la simple cendre. Je suis partout et tout est Amour si l’oeil veut voir avec amour. L’homme cherche l’amour véritable chez les autres mais ignore souvent qu’il n’y a qu’un simple voile qui me sépare de lui. Il me cherche ailleurs alors que je suis en lui. Je suis semblable à ce jardin amoureux qu’il laisse à l’abandon.

Paichel se réveilla au bruit d’une clochette qui résonnait en dehors de la grotte. Il faisait déjà jour et ce vacarme plutôt anormal fut amplifié par une voix familière qui criait au dormeur :

- Allons mon héros, le petit déjeuner est servi.

- Sacré-nom-d’un-chien, s’exclama notre homme en descendant rapidement de l’échelle, c’est pas vrai, je rêve encore!

Le pauvre missionnaire pouvait bien se gratter la tête en voyant là, une table de pique-nique, au bout de laquelle était assis un gros monsieur à l’allure joviale. Il sirotait une tasse de thé en attendant que son héros vienne partager son repas.

- J’espère que tu aimes les rôties et le beurre d’arachide? C’est succulent avec des bananes. Assis-toi mon héros avant de t’évanouir de surprise.

- Vous êtes l’auteur de mes aventures, n’est-ce pas?

- Oui, en chair et en os. Je suis même vêtu de mon costume national.

- Des pantalons de jogging et des pantoufles?

- Exactement. Mais pour m’éviter de devoir écrire ta réplique, je vais répondre à ta question suivante. Tu veux savoir ce qui me vaut l’honneur de venir te parler directement dans cette aventure et je te dirai sans détour que je n’avais pas le choix de t’aider à cette étape cruciale de ta mission. Tu as trouvé l’oeuf inestimable mais tu ne pourras jamais le ramener sur ton île sans le briser. Donc, lorsque tu seras rassasié, nous retournerons là-bas en hélicoptère.

- En hélicoptère?

- Oui, tu sais ce truc volant qui est muni de longues hélices que j’appelle d’ailleurs mon air climatisé. Car entre-nous, si les hélices cessent de tourner en plein vol, un pilote a vraiment chaud, crois-moi!

Paichel se mit à rire de bon coeur et le conteur lui demanda d’oublier la manière dont il sera ramené sur son île. Il va sans dire qu’il admettait humblement qu’un hélicoptère n’avait vraiment pas sa place à l’époque des dinosaures.

- Tu comprends, lui dit-il d’un air embarrassé, la muse refusait de m’inspirer la façon de te ramener sain et sauf sur ton île et surtout, sans risquer de briser cet oeuf merveilleux. Alors, j’ai imaginé cette scène pour te faciliter la tâche. Elle est pas mal originale, tu dois l’admettre!

- Je dirais même qu’elle est digne d’un auteur à insuccès, murmura son héros.

- Cela a vraiment peu d’importance puisque je ne suis pas un écrivain de métier. Je ne me considère pas comme tel, mais plutôt comme une grosse poule pondeuse de la muse. Alors, qu’est-ce que cela va changer dans ma vie qu’on me prenne pour un mauvais écrivain d’après toi? Conduis-t-on une poule devant des amateurs d’oeufs pour leur dire que c’est elle qui a pondu tel ou tel coco? Non, je ne suis pas ce qu’on appelle un fonceur qui tient à imposer ses oeuvres aux gens. Je plaindrais l’éditeur qui voudrait me faire connaître autrement que par mes oeufs. Je sais bien que je n’écris pas de chefs-d’oeuvre, mais plutôt des hors-d’oeuvre ou plutôt, des amuses-gueules originales puisqu’ils viennent du coeur et non de la tête. De toute manière, je ne suis pas né sur Terre pour rechercher la popularité et la reconnaissance, mais simplement pour témoigner en faveur du COEUR HUMAIN. Tu vois mon héros, les choses deviennent si compliquées lorsqu’on s’éloigne de l’intelligence du coeur, qu’on passe son temps à inventer des lois et des règles qui n’ont jamais favorisées la valeur humaine.

- Vous venez d’un monde où c’est le Coeur royal qui gouverne, n’est-ce pas?

- Oui, je me sens intimement lié à l’un des personnages qu’on appelait, Midinibus. Je pense que c’était un conteur. C’est un être qui me ressemble puisqu’il est pacifique. Mais je n’en dirai pas davantage sans quoi mon pilote pourrait décider de partir sans nous si les dinosaures décident de venir nous faire une petite visite. Nous en avons vu quelques uns ce matin en passant au-dessus des montagnes là-bas. Il est peu probable qu’ils s’aventurent jusqu’ici, mais faudrait tout de même songer à déguerpir de cette région.

L’auteur ne mentait pas puisqu’un hélicoptère et son pilote attendaient sagement nos deux passagers à quelques mille mètres de là. Paichel y monta joyeusement et l’auteur s’adressa sans attendre au robot dont le visage semblait moulé dans du verre violet :

- Suis l’itinéraire de ton programme, mon Rolo.

- Pas vrai!, c’est un robot?, demanda Mêléüs d’une voix amusée.

- Un androïde, pour être plus précis, lui fit savoir l’auteur en bouclant sa ceinture. Rolo est un vieux modèle des années 2130 que j’ai emprunté à un musée spatial. Mais si Rolo pouvait piloter des vaisseaux de l’espace à son époque, ce petit hélicoptère est un véritable jouet d’enfant entre ses mains. Tu comprends, mon héros, je ne pouvais tout de même pas m’adresser à un pilote ordinaire pour cette excursion dans le monde préhistorique!

- En autant qu’il sache ce qu’il fait, lui répondit Paichel en s’accrochant à son banc pour le décollage, je n’ai aucune objection à confier ma vie entre les mains d’un androïde.

L’appareil s’éleva au-dessus de la plaine et frôla de près des oiseaux énormes qui fuyaient heureusement ce volatile ressemblant à une libellule orangée.

- Tiens-toi loin de ces oiseaux de malheur, mon Rolo, dit l’auteur en caressant l’oeuf qu’il gardait sur ses genoux. Si on s’écrase, ce n’est pas ma peau et celle de mon héros qui serait une grande perte, mais je pense que si cet oeuf se brise, on devra dire adieu à l’amour caché au fond du coeur humain.

- Vous savez, lui dit Paichel en fixant l’oeuf magique, j’ai fais un rêve cette nuit dans lequel le dieu d’Amour me parlait de sa Nature véritable. Il me disait qu’un simple voile nous empêche de le voir en nous.

- Oui, c’est un voile apparent et non réel, lui répondit l’auteur en opinant de la tête. Regarde le soleil en face et ta vue va se troubler aussitôt car sa lumière est trop intense pour que tu puisses le fixer sans verres fumés. Ces lunettes sont comme ce voile nécessaire qui protège ta vision. Par contre, si tu t’imagines l’astre du jour au fond de ton coeur, tu n’auras plus besoin de ce voile fumé.

- Je comprends cela, mais même si je peux le voir au fond de moi-même, Dieu n’est pas le soleil.

- C’est vrai que le Divin n’est pas le soleil et c’est faux de croire que cet astre ne le symbolise pas sur Terre. Sans lui, la vie n’existerait pas; ne l’oublie pas. Je n’adorerai jamais le soleil, mais je vois Dieu par lui. Le soleil éclaire tous les hommes, partout où ils se trouvent sur Terre. C’est l’astre d’Amour par excellence et la lune est sa fidèle compagne. La nuit, c’est elle qui éclaire les hommes et qui fait rêver les romantiques.

- C’est un fait que Dieu est partout et tout comme le soleil, on finit par oublier sa présence, lui répondit le missionnaire.

- Oui, c’est vraiment nous qui oublions Dieu comme le soleil qui est toujours fidèle malgré notre ingratitude. Ce voile d’amour est sans doute là pour nous forcer à baisser les yeux lorsqu’on s’adresse à notre Créateur. L’Univers c’est Dieu et l’homme est en Lui. On se trouve beaucoup plus près de Dieu qu’on le pense et c’est pour cela qu’on oublie d’y faire attention.

Le pilote fit un signe de main à l’auteur pour lui montrer l’île de Mêléos à l’horizon.

- Ah, voilà ton île, mon héros, s’exclama l’auteur en lui redonnant son oeuf. Il ne serait pas sage d’atterrir près de ta maison, de peur que les petits singes des environs s’imaginent voir des dieux descendre du ciel. Je ne voudrais pas que cette image se grave dans leur inconscient et qu’ils s’amusent un jour à dessiner un hélicoptère dans leurs cavernes africaines dès qu’ils seront assez évolués pour développer l’art de la peinture.

- Vous croyez que Bananus et les siens possèdent une intelligence humaine? - Oui, ils seront les premiers spécimens de la race humaine à se développer sur le continent africain.

- En Afrique, dites-vous? C’est loin de l’Amérique, vous ne trouvez pas?

- Écoute mon héros, ces petits singes vont peupler ton île si rapidement que tu souhaiteras bientôt leur départ. À ta place, je fabriquerais un bateau sans toutefois me presser puisque tu vivras encore plusieurs années sur ton domaine de fougères géantes. Je sais que ton Bananus et son clan parviendront sans encombre en Afrique et même que leurs descendants iront s’établir un jour en Australie et ensuite au nord de l’Amérique. Pour le moment, je te demande de bien surveiller ton oeuf magique que ces singes aimeraient bien empêcher d’éclore. Tu vois, ils sont encore si BÊTES qu’ils ne réalisent même pas que c’est grâce à celui-ci s’ils vont un jour posséder une conscience. C’est elle qu’ils veulent détruire avant qu’elle les éveille à l’humanisation.

L’hélicoptère se posa sur un rocher, situé à deux kilomètres de l’île. Le missionnaire vit alors une grosse coquille d’oeuf brisée en deux qui gisait sur le bord de la grève.

- Voilà ce qu’il te faut pour retourner sain et sauf sur ton île, lui dit l’auteur en riant de bon coeur.

- Une coquille? Mais vous voulez que je me noie, ma parole?

- Rassure-toi, elle est aussi sécuritaire qu’une chaloupe. Tu n’auras même pas besoin de ramer car le courant va te pousser lentement vers ton île. À ta place, je me presserais puisque dame de Vicoque espère ton retour avant d’accoucher.

- Elle va avoir un autre singe?

- Si tu veux!

L’homme sauta rapidement dans la coquille en tenant son oeuf à deux mains. L’auteur le poussa vers une petite vague qui l’emporta doucement comme un gros poussin sur un flot paisible. Il arriva bientôt à destination et s’y fit accueillir en héros par sa bien-aimée qui dissimulait à peine ses premières douleurs de contractions. Elle était toutefois si heureuse de retrouver son homme qu’elle lui dit sans attendre :

- Regarde mon ventre, mon amour, c’est notre enfant qui va naître bientôt.

- C’est merveilleux! Mais pourquoi ne m’as-tu rien dit avant mon départ? Tu n’es pas sérieuse ma douce Aurore. Jamais je ne me pardonnerai de t’avoir laissé seule au risque d’accoucher sans aide.

- Oh, mais tes Maîtres de l’invisible m’ont soutenu pendant ma grossesse et même confirmé ton retour pour ce matin.

- Ils t’ont parlé?

- Comme je te parle. L’une des voix m’a dit que ton véritable nom était ANAKILIMON. Est-ce que je me trompe?

- Oh, je pense qu’ils t’ont confié plusieurs secrets me concernant et cela m’attriste quelque peu de n’avoir pu moi-même entendre leurs voix distinctement comme dans ton cas.

- Mais c’est simplement que tu n’as pas besoin comme moi de cette grâce spéciale pour croire en eux et dans leurs nombreuses interventions dans ta vie. Je sais à présent qu’ils existent et surtout qu’ils souhaitent ardemment être les guides spirituels de notre enfant. Ils l’appelaient d’ailleurs ABELLA, future prêtresse d’un culte d’amour pur.

- Abella! C’est donc ainsi que nous l’appellerons puisque mes Maîtres de l’invisible ont déjà clairement vu son destin. Elle sera, je le devine, la servante d’Éros. C’est Lui qui a créé cet oeuf que j’ai retrouvé sur le continent.

Aurore le caressa en souriant, tandis que son amoureux lui touchait son ventre tendrement. Vraiment, cette femme fut initiée à de grands mystères en l’absence de Mêléüs et notre homme le comprit parfaitement lorsqu’il plongea son regard amoureux dans ses yeux étranges.

Déjà cinq années s’étaient écoulées depuis le retour de Paichel. La petite Abella ne manquait surtout pas d’amour et d’affection de ses parents. Ils lui apprirent peu à peu l’histoire du monde futur et surtout, celle qui concernait leurs mésaventures dans le couloir de l’Intemporel. Mêléüs passait des heures à lui décrire ses nombreux voyages dans le temps. C’est ainsi que la fillette développa rapidement une véritable fascination pour l’univers, l’évolution humaine, l’histoire, les religions et surtout, un attrait particulier pour le coeur humain et ses pouvoirs. Ses parents réalisèrent au fil des années que leur fillette était déjà une âme vouée au service des autres. Elle pouvait guérir Bacchus de ses maux de dents, Griffin de sa patte droite qu’on croyait atteinte d’arthrite et sans compter cette vieille tortue aveugle qui retrouva la vue dès que la fillette lui toucha les yeux. Abella aimait si fort ses amis qu’elle se disait dans sa pureté enfantine qu’il ne fallait pas les laisser souffrir. Donc, elle les guérissait comme par miracle. Ses dons se raffinèrent au cours des ans, au point tel qu’elle pouvait voir distinctement la flamme amoureuse d’Éros sortir mystérieusement de son oeuf pour ensuite s’introduire au fond de son coeur. Alors, elle parlait si étrangement de l’amour divin que ses parents en éprouvaient des effets immédiats dans leur esprit.

La vie s’écoula paisiblement sur cette île jusqu’au moment ou Bananus et sa compagne décidèrent de se venger de leur mère naturelle pour avoir oser les rejeter peu de temps après leur naissance. Un jour que Paichel et sa fille étaient occupés à pêcher sur la grève, nos deux singes féroces s’introduisirent clandestinement dans la maison pour y surprendre Aurore endormie. Ils la regardèrent un long moment comme s’ils cherchaient à comprendre cette haine qu’une mère ne devrait pas éprouver envers des enfants. Comme dernier geste amoureux, ils crurent naïvement pouvoir s’étendre près d’elle afin de lui caresser son doux visage. Comme il fallait s’y attendre, la pauvre femme se réveilla en sursaut et se mit à crier d’effroi. Les singes apeurés la mordirent mortellement au cou avant de fuir à travers un petit sentier qui menait dans une clairière où les attendaient leurs nombreux enfants. Bananus savait parfaitement que Paichel et les autres ne tarderaient pas à rechercher leur piste, mais c’était déjà prévu dans le plan des singes féroces qui les attendaient de pieds fermes, armés de bâtons et de pierres.

Abella fut la première à découvrir sa mère et supplia aussitôt la vie de revenir dans ce corps inerte. Mais Dieu ne le permit pas et la jeune fille de seize ans fit donc face à la rude réalité de la mort physique, même de ceux qu’elle aimait de tout son coeur. Son père sanglotait en tenant amoureusement la main de la défunte, tandis que Bacchus faisait le tour de la pièce en jappant inlassablement qu’il sentait l’odeur de Bananus et de Guenelle distinctement. Alors le pauvre homme dit à sa compagne qui pouvait toujours l’entendre dans l’au-delà : “ Je voulais que tu les laisse vivre et ce sont eux qui t’ont tué, ma pauvre Aurore. ”

Mêléüs se frappait la poitrine de désespoir en examinant la signature des meurtriers dans le cou de leur mère. Le chien sortit rapidement de la maison dès que Griffin n’attendit personne pour se mettre à la poursuite des singes. Bacchus, Paichel et Abella le suivirent sans attendre sur le sentier de la guerre. Mais les pauvres naïfs ne prirent même pas la peine de s’armer. Dès qu’ils arrivèrent près de la clairière, des centaines de singes se mirent à leur lancer des pierres sans avertissement. Nos amis reculèrent rapidement sans pouvoir combattre face à face. Griffin trouva une meilleure façon de se défendre en volant simplement au-dessus de ses ennemis en tenant une lourde pierre entre les pattes. Lorsqu’il laissa tomber sa bombe sur la tête d’un jeune singe, tous les autres fuirent dans la forêt sans prendre le temps d’emporter le corps de leur congénère. Pour Paichel, c’était un mort de trop et réprima sans attendre l’initiative du gros volatile.

- Il ne fallait pas combattre, mais simplement obliger ces singes de malheur à regretter leur geste. Maintenant c’est la guerre et tout ce qui en résultera sera la perte d’une paix véritable sur cette île. Oui, à partir de cet instant, il n’y aura que des vainqueurs et des vaincus temporaires, des maîtres et des esclaves, des puissants et des faibles, des héros et des déserteurs. Pire encore, nous vivrons dans la peur et la méfiance réciproque. La guerre, cette maudite guerre, jamais je n’aurais pu m’imaginer que nous serions les premiers à la faire.

- Ce sont eux qui ont commencé, lui dit Bacchus sans attendre.

- Oui, mais n’oublie jamais qu’il faut être aussi bête que son ennemi pour croire en la légitimité d’une guerre. Il n’y a jamais de gagnants, mais un simple affaiblissement des forces entre adversaires. L’un dira qu’il a obtenu la victoire, mais l’autre n’admettra jamais sa défaite. Un jour ou l’autre, il reprend des forces et provoque à son tour le victorieux. Non, la guerre est un vrai cauchemar dans lequel on n’arrive jamais au but recherché, c’est-à-dire, à la sainte paix durable.

- Donc, nous devons nous laisser faire?, lui demanda Griffin sans attendre.

- Pas du tout, nous allons commencer par enterrer ce singe que ses amis ont abandonné et nous retournerons à la maison pour agir comme si rien n’était arrivé. Bananus espère grandement notre vengeance pour justifier sa haine envers nous. Il perdra vite des appuis dans son propre clan si nous refusons de lui faire la guerre. Croyez-moi, il ne lui sera pas facile de convaincre les siens de nous attaquer de nouveau s’il ne peut leur prouver que nous représentons une menace pour eux.

- Mais qui vengera la mort de notre maîtresse?, demanda tristement le chien.

- Et qui vengera celle de ce singe que nous avons tué? Nous pleurerons Aurore, mais si vous désirez pleurer également ma mort et la vôtre, faisons la guerre. Bientôt, plusieurs singes accuseront Bananus et sa compagne de nous avoir fait du mal et regretteront d’être les rejetons de parents si cruels.

Paichel avait raison puisque les singes revinrent quelques heures plus tard dans le but de reprendre l’un des leurs. Ils réalisèrent qu’on avait déjà enterré leur frère et même déposé une gerbe de fleurs sauvages sur sa tombe. Ils s’aventurèrent secrètement jusqu’aux abords de la maison pour y voir la jeune fille chanter tendrement pour son père qui était assis près d’elle devant un petit feu. L’homme était si triste que Bananus baissa les yeux, saisis d’une sorte de remord. Il fit ensuite signe aux autres de s’en retourner mais sa compagne qui était moins compatissante, se frappa la poitrine pour exprimer sa victoire. Elle lui dit dans son langage primitif :

- Nous aimions une mère qui ne nous aimait pas. Lui, il va souffrir d’aimer celle qui l’a abandonné comme nous.

- Nous n’avons plus rien à faire ici, se contenta de lui répondre son frère.

Vraiment, cette guenon n’avait pas l’intention de se contenter de cette première victoire en prenant ce plaisir malsain de voir Paichel et sa fille pleurer comme de jeunes enfants. Dès qu’elle vit l’oeuf magique près de l’homme, elle suggéra à son jumeau d’aller simplement le briser.

- Pas question, lui répondit Bananus. Je t’ai dit que nous n’avions plus rien à faire ici.

- Lâche, on te dit le plus vaillant à peupler notre communauté, mais à part ton sexe énorme, je te trouve inutile pour tout le reste.

- Ferme-toi, c’est moi qui prend les décisions dans ce clan, ragea le vieux singe orgueilleux.

- Mais fais attention, mon pauvre aveugle si tu ne veux pas tomber dans le trou de ceux qui contestent déjà ton autorité. Ils sont jeunes, braves et ambitieux. Si tu refuses d’aller briser cet oeuf pour nous prouver que tu ne crains pas nos ennemis, j’irai moi-même le faire avec de jeunes compagnons héroïques.

- Notre ennemie était celle qui refusait de nous reconnaître pour ses enfants, lui répondit froidement le chef des singes féroces.

Bananus la repoussa violemment avant de faire signe aux autres de retourner dans la forêt. Lorsqu’elle réalisa que tous les guerriers suivaient leur chef, Guenelle préféra en faire autant...pour le moment.

Un soir que Paichel et sa fille veillait près du feu, une étrange lueur apparut dans le ciel. Notre homme reconnut aussitôt la faille lumineuse du couloir Intemporel.

- Regarde, Abella, c’est le couloir qui va te transporter dans une autre époque.

- Mais père, tu n’y songes pas! Il faut venir avec moi, alors.

- Non, j’ai fais la promesse à mes Maîtres de protéger l’oeuf magique.

- Nous pourrions l’emporter avec nous!

- C’est impossible, ma douce enfant. Je dois terminer un bateau qui permettra aux singes d’immigrer en Afrique. Il faut penser à l’évolution, n’est-ce pas? Puis, tu sais bien qu’il y a Bacchus et Griffin que je n’ai pas l’intention d’abandonner sur cette île. Tu vois ça un oiseau comme Griffin dans une autre époque? On va s’empresser de le tuer pour ensuite l’exposer dans un musée.

- Mais où irais-je sans toi?, gémit la pauvre jeune fille apeurée.

- Mes Maîtres t’enverront à Alexandrie, me disent-ils. J’aurai un jour une mission spéciale à accomplir à cet endroit et tu devras la préparer et surtout y accomplir la tienne. Je sais qu’elle sera noble, ma douce Abella.

- Père, j’irai là où tu dis, mais je sais que tu connais déjà cette mission qui nous concernent puisque tu m’as déjà raconté avoir vécu plusieurs aventures en Égypte avant de te retrouver en 1949. C’est là que tu as rencontré, mère, n’est-ce pas?

- Oui, c’est là que j’ai vécu et où j’ai rencontré Aurore avant que nous venions habiter ce monde préhistorique.

- Tu ne veux donc pas répondre à ma question?

- Mais je n’ai pas le droit de te révéler ton futur, sauf que tu réussiras ta mission et que je pourrai y réussir la mienne grâce à toi.

L’homme serra sa fille dans ses bras avant de l’accompagner devant la faille lumineuse qui venait de s’ouvrir devant eux.

- Ne t’inquiète pas pour moi, ma chère enfant, lui dit son père en reculant lentement pour éviter de se faire attirer par le puissant rayon. Ce couloir reviendra me prendre dans quatre-vingt-quatre ans. Bacchus et Griffin seront déjà morts comme ma douce Aurore. Alors, plus rien ne me retiendra ici.

- Je t’aime et tu seras toujours dans mon coeur, lui dit Abella avant de disparaître comme par enchantement.

Mêléüs était triste de voir partir sa fille, mais il faillit crier d’effroi en entrant dans sa maison pour y surprendre deux singes qui mordaient à pleines dents dans la coquille de l’oeuf d’Éros. Ils fuirent dès que Bacchus leur fit la chasse un moment autour de la pièce pour ensuite les poursuivre à l’extérieur. Paichel s’empressa de s’agenouiller pour ensuite réaliser avec soulagement que les bêtes n’étaient parvenues qu’à laisser leurs crocs dans la coquille. Lorsque le brave chien revint en haletant, son maître lui dit sans attendre :

- Ça ne peut plus durer ainsi, mon brave compagnon. Ces singes deviennent très effrontés et surtout, trop nombreux pour qu’on puisse protéger convenablement cet oeuf précieux. Il va falloir se relayer jour et nuit pour le surveiller.

- C’est comme lorsqu’il faut empêcher des renards de venir s’attaquer aux poules, mon maître?

- Oui, sauf que dans notre cas, il ne s’agit pas de protéger la poule, mais l’oeuf. Je me demande d’ailleurs si les marques de crocs que l’on remarque sur celui-ci, seront sans conséquences pour l’Humanité. Si la bave de ces singes s’est malheureusement introduite à l’intérieur, tu sauras pourquoi les hommes sont parfois si féroces entre-eux.

- Entre oeufs?

- Non, entre eux, mon brave ami.

- Oh, je comprends maintenant que cela est déjà fait puisque les hommes sont féroces à cause de ces deux singes. Penses-tu qu’ils pourront nier qu’ils descendent non seulement du singe mais aussi de leur bave?

- C’est un secret qu’il ne faudra révéler à personne, pas même aux singes qui pourraient s’imaginer être à l’origine de toutes les querelles entre humains, mon brave chien. Mais, pour le moment, j’ai vraiment hâte de faire disparaître cet oeuf de cette époque. Les dinosaures voulaient le dévorer et les singes veulent le détruire à leur tour. Je vais construire un bateau en espérant que les singes voudront bien le prendre pour quitter l’île. Je compte donc sur toi et sur Griffin pour surveiller notre trésor pendant que je travaillerai sur la grève.

Paichel était vraiment inquiet au sujet des singes qui n’avaient aucun intérêt à détruire un oeuf qui leur était finalement destiné lorsqu’ils seraient prêts à faire ce grand pas vers leur humanisation. Mais, ce que notre homme ignorait, c’est que Guenelle s’était mise en tête de le détruire pour prouver à Bananus que des jeunes singes défiaient déjà son autorité. Après les avoir séduits avec la promesse de les appuyer lorsqu’ils voudront revendiquer plus de pouvoir, elle leur demanda de prouver leur bravoure en détruisant justement cet oeuf que le chef ne voulait pas briser lui-même. Comme cet attentat fut un échec, les deux singes se promirent de revenir à la charge, mais la guenon n’était pas disposée à leur pardonner leur maladresse. Elle les fit battre à mort par des vieux singes encore fidèles à Bananus après leur avoir dit ainsi : “ J’ai entendu ces deux jeunes comploter contre notre chef. Il vaudrait mieux les empêcher de soulever d’autres membres de la commune pendant qu’il en est encore temps.” C’est ainsi que cette guenon parla et qu’elle échappa à la colère de son frère. Bien au contraire, il crut naïvement trouver en sa jumelle une fidèle alliée. Pauvre Bananus!

Mêléüs trouva un matin plusieurs outils et même des planches pour construire un bateau. Il ne se posa aucune question concernant la provenance de ce matériel vraiment inusité pour l’époque, puisque c’était un autre présent de l’auteur de ses aventures. Il débuta donc son travail sans attendre, tandis que ses compagnons vigilants ne quittaient jamais l’oeuf des yeux.

Notre homme méditait en travaillant et pensait surtout à sa fille qu’il ne reverra jamais plus, même lorsqu’il vivra lui-même à Alexandrie sous le nom de Mêléos Denles Paichelis. C’est ainsi que l’appelleront les sages de cette époque et qui lui parleront de sa fille qui aura vécu des centaines d’années avant lui en empruntant le nom étrange d’Orphacytora, prêtresse d’un culte sacré dont nous ignorons le rituel exact. Celui-ci avait sans nul doute un lien avec le pouvoir d’Éros. Cette prêtresse laissa un manuscrit dans lequel elle parlait d’un miroir fantastique qui permettait de communiquer entre deux époques, sans pour autant devoir voyager dans le couloir Intemporel. Cet objet, vraiment magique allait donc servir à faire passer l’oeuf préhistorique dans le monde de l’Antiquité. Ainsi, la fin des dinosaures et la grande période de glaciation ne risquaient pas de le détruire.

Une nuit, Paichel fit un rêve dans lequel sa fille lui apparut sous les traits d’une vieille femme, vêtue d’une longue tunique blanche. Elle lui dit ainsi : “ Demain, tu devras observer le ciel, car ton double, Mêléos, viendra chercher l’oeuf d’Éros.”

Au matin, notre missionnaire se réveilla en se rappelant distinctement son songe. Il demeura donc toute la matinée dans sa maison en compagnie de Bacchus et astiqua soigneusement son oeuf en disant à la bête d’une voix amusée :

- C’est ce matin qu’il va faire un long voyage dans le temps, tu sais! Il va monter au ciel.

- Cet oeuf possède des ailes?, demanda le chien étonné.

- Presque!

Une pluie torrentielle s’était mise à tomber, mais nos amis attendaient toujours la venue de Mêléos. Un bruit bizarre attira nos amis à l’extérieur.

- Il est enfin là mon cher Bacchus. Je savais bien que ma fille, Abella parviendrait à lui indiquer que j’avais besoin de son aide. Oh là, mon jumeau, est-ce que tu me vois?

- Sacré nom d’un chien, on dirait bien qu’il me voit, s’exclama Mêléos en examinant son double lui faire des signes de la main.

- Je ne te vois pas, mais je t’entends parfaitement. Écoute, j’ignore combien de temps ce miroir peut nous permettre de nous parler en projetant nos deux époques sur ses surfaces intemporelles. Alors, il faut faire vite en acceptant de prendre l’oeuf qui contient le premier gène humanoïde de cette planète.

- C’est l’oeuf d’Éros?, lui demanda son jumeau.

- Si tu veux. Mais je ne peux le protéger contre les singes féroces qui voudraient l’empêcher d’éclore afin d’être les seuls dans la course de l’évolution des espèces animales.

- Que faut-il que j’en fasse, mon pauvre moi-même?

- Il faut le cacher et le couver pour encore mille ans. Ensuite, il faudra le retourner dans le couloir Intemporel qui le ramènera après la fin des dinosaures et des périodes glacières. Il pourra alors éclore à l’époque du berceau de l’humanité. Les dinosaures ne viennent pas sur mon île. Ce n’est pas le cas de Bananus et ses confrères qui ne sont pas tout à fait des singes, mais des hommes-singes sans grande intelligence et sans conscience. J’ai bien peur qu’ils ont mordu un coin de l’oeuf, sans toutefois parvenir à le briser avant que je les chasse avec Bacchus et un oiseau de proie que j’ai apprivoisé. Si leur salive s’est mêlée au gène contenu dans l’oeuf, nos scientifiques sauront finalement pourquoi les hommes sont parfois féroces entre-eux. Ces damnés singes obéissent à une guenon et à son compagnon que j’ai surnommé, Bananus pour des raisons qui n’ont rien à voir avec les bananes.

- Oh, c’est préférable de ne pas insister sur l’image qui me vient à l’esprit en ce moment, dit Mêléos en riant. Mais entre-nous, comment dois-je m’y prendre pour obtenir cet oeuf?

- C’est simple, il faut venir le chercher!

- À pieds sans doute?

- Non, il te suffit d’introduire ta main dans le miroir et le tour sera joué.

Mêléos vit son double entrer rapidement dans sa maison improvisée dans le ventre d’un brontosaure et en sortit aussitôt après en tenant un gros oeuf, enveloppé dans une feuille géante. Il le tendit à son jumeau en disant :

- Le voici, mon jumeau. Vite, j’entends déjà des froissement de feuilles dans la forêt qui m’indique que ces singes de malheur se rapprochent de nouveau.

- Voila, lui répondit Mêléos en introduisant son bras dans le miroir magique, pour voir son double lui déposer l’oeuf dans sa main. Que feras-tu à présent, mon cher Mêléüs?

- J’ai encore quelques années à attendre avant que le couloir apparaisse de nouveau devant moi. Je vais sûrement le prendre cette fois-ci, puisque je n’aurai plus à craindre pour cet oeuf. Ma compagne est décédée depuis déjà cinq ans et donc, je ressens ce lourd fardeau psychologique de me savoir le seul humain dans ce monde de dinosaures. Je vais donc en profiter pour tenter d’éduquer ces singes, même si j’ai peu d’espoir d’y parvenir un jour.

Dès que Mêléos emporta l’oeuf, le rectangle magique disparut dans le ciel. Mêléüs fit un large sourire de satisfaction et surtout...de soulagement. Tout à coup, une bande de singes sortit de la forêt pour l’attaquer sauvagement. Ils voulaient évidemment cet oeuf et cherchèrent celui-ci au cours du combat. Guenelle entra elle-même dans la maison pendant que ses trente compagnons s’occupaient difficilement de Paichel, Bacchus et Griffin. Malheureusement, l’oiseau reçu tellement de coups de bâtons à la tête qu’il s’écroula mollement sur le sol en gémissant faiblement : “ À moi, Bacchus.” Le pauvre oiseau succomba avant que ses amis puissent le défendre. Les singes abandonnèrent le combat dès qu’ils comprirent que l’oeuf n’était plus là.

Ce jour-là, Bacchus hurla longuement la mort de son compagnon pendant que Paichel flattait sa vieille peau grisâtre en pleurant à chaudes larmes. À présent, ils n’étaient plus que deux sur cette île qui appartenait maintenant aux singes. Par pur hasard, Bananus apprit les intrigues de Guenelle ainsi que la mort de Griffin. La guenon parvint à échapper à la colère de son frère, mais dès ce jour-là, la colonie se divisa en deux clans, soit celui des Bananusiens et celui des Guenelliens. La guerre éclata entre eux et après une courte bataille, Bananus et sa bande acceptèrent d’aller vivre à l’extrême nord de l’île, tandis que Guenelle et son nouveau clan allèrent à l’extrême sud. Ainsi, le centre demeura neutre, mais Paichel et Bacchus se trouvaient justement entre ces deux lignes ennemies. Il va sans dire que des singes éclaireurs passaient régulièrement d’un côté comme de l’autre pour aller épier leurs ennemis du nord ou du sud. Puis, à l’occasion, des combats avaient lieu tout près de la maison de notre homme vraiment dégoûté de devoir assister malgré lui à ces guerres fratricides. Jusqu’à présent, ni Bananus, ni Guenelle ne songeaient à prendre notre homme en otage ou même tenter de lui voler sa maison pour en faire une forteresse. Cela allait toutefois devoir arriver un jour puisque les singes développaient de nouvelles stratégies de combats au fil des mois. Paichel remarqua même une légère distinction linguistique et surtout de moeurs entre les deux clans ennemis. Les Bananusiens enterraient leurs morts, mais les Guenelliens les suspendaient à des arbres pour tromper leurs ennemis qui croyaient voir des adversaires cachés entre des branches. Notre homme assistait malgré lui à la naissance de deux civilisations. Ce mot était vite dit puisqu’il faudrait encore des centaines d’années avant que naisse vraiment la base archaïque de ces deux peuples. Tout de même, si l’homme descend du singe, il prend sa souche des BANANUSIENS et non de leurs ennemis pour des raisons qui s’expliqueront d’elles-mêmes lorsque nous arriverons à la fin de cette aventure de Paichel.

Mêléüs termina son navire juste au moment où Bananus et les siens fuyaient après une rude défaite sur le territoire de la tyrannique Guenelle. L’armée ennemie les poursuivaient avec des bâtons et des pierres pointues comme des pointes de dagues. Dès qu’ils virent ce bateau sur la grève, ils y montèrent sans hésiter pendant que les Guenelliens se rapprochaient en se tapant violemment sur le thorax pour créer un bruit effrayant. Paichel se jeta à l’eau et poussa rapidement l’embarcation vers une petite vague qui l’attira à la dérive. Puis, il alla se cacher derrière un rocher avant l’arrivée de Guenelle qui criait de rage en réalisant que son frère et d’autres singes venaient de quitter l’île à tout jamais. Elle retourna dans son village en proclamant sa victoire finale. Mais en passant devant la maison de son ancienne mère naturelle, elle cria aux siens qu’elle n’aura la véritable paix qu’une fois débarrassée de ses deux derniers ennemis. La guenon attendait simplement d’avoir un prétexte pour attaquer notre homme et son brave chien, mais ceux-ci ne quittaient jamais cette zone neutre.

L’île de Mêléos connut quelques années de paix apparente puisque les singes s’amusaient souvent à venir voler les poissons que pêchaient notre homme. Ils espéraient ainsi le voir les poursuivre, mais celui-ci savait trop bien que Guenelle attendait cette occasion pour l’accuser d’avoir violé son territoire. Donc, Paichel retournait à la pêche sans dire un mot, plutôt que de provoquer ces singes féroces.

Une nuit, Bacchus se mit à haleter difficilement, mais jamais il n’aurait voulu réveiller son maître pour qu’il s’occupe de lui. La bête était très vieille et savait parfaitement qu’elle allait mourir pendant la nuit. Alors, elle vint s’étendre en petite boule près du pauvre homme qui dormait paisiblement sans se douter qu’il venait de perdre son dernier ami dans ce monde préhistorique. Au matin, il le flatta amicalement comme à l’habitude et des larmes noyèrent aussitôt son regard car la dépouille de Bacchus était déjà raide et froide. Un terrible sentiment de solitude s’empara de lui lorsqu’il enterra son brave compagnon près de Griffin et Aurore. Notre homme s’était fait à l’idée de vivre encore quelques années sur cette île comme un Robinson orphelin.

Il serait inutile de raconter comment se passèrent les dernières années de notre missionnaire sur cette petite île perdue, puisque Paichel ne parvint jamais à dialoguer avec les singes féroces. Il passa ses derniers jours à la pêche et à entretenir les tombes d’Aurore, de Bacchus et Griffin. Puis, un beau matin, il disparut dans le couloir Intemporel sans que les singes en soient témoins. Quelques années après son départ, un volcan fit éruption et effaça toute trace de l’ÎLE DE MÊLÉOS et de ses habitants.

Après une telle mission, Mêléüs ou Anakilimon méritait bien de se reposer jusqu’au moment où les Grands-Maîtres de l’invisible l’enverraient reprendre cet oeuf pour le faire éclore au début de l’Humanité. On se souvient que les Hélohim le conservaient précieusement jusqu’au retour du missionnaire. Cette date devait se trouver aux alentours de 1284 après J.-C. Donc, en attendant sa prochaine mission, l’ancien Maître atlante retourna sur sa planète. Il fut d’ailleurs le premier ancien fautif à y vivre puisqu’il arriva sur la nouvelle Arkara sur le dos de la jolie licorne fantastique. Dès que le couloir Intemporel s’ouvrit quelque part dans les vastes champs de blé d’Atlantis, c’est Anima qui vint à sa rencontre. Le missionnaire reprit aussitôt son apparence de jeune adolescent avant de prendre place sur ce cheval merveilleux.

À présent, retournons de nouveau en 1952 où Fontaimé Denlar Paichel est devenu parapsychologue en Angleterre. Pauvres esprits…ou pauvre lui!

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